Père Placide Déseille

IN MEMORIAM,
PERE PLACIDE DESEILLE OU LA FECONDITE
D’UNE LECTURE ORTHODOXE DE LA SPIRITUALITE OCCIDENTALE Jean-Marie Gourvil1
Article écrit à la demande du père Christophe d’Aloisio, directeur du Messager orthodoxe 02 2018
Ces pages participent modestement du grand nombre de textes, adressés in memoriam, au père Placide Deseille après qu’il se soit endormi le 7 janvier 2018. Je remercie le père Christophe d’Aloisio d’en avoir sollicité l’écriture.
Mes premières rencontres avec père Placide remontent à 1971 et 1972, il était alors à Aubazine, moine catholique ayant adopté le rite byzantin et aumônier d’une communauté de sœurs de rite melkite2 installée depuis peu dans l’abbaye de cette ville. Depuis cette première rencontre à Aubazine, j’ai lu tous ses ouvrages ou presque, nous avons eu des échanges de courrier, il a corrigé plusieurs textes de conférences ou d’articles que je soumettais à sa critique, nous nous sommes rencontrés à Paris, avons eu de longues conversations à Bois Salair3 et au monastère St Antoine en 2014 et 2015. Le père Placide n’a pas été mon père spirituel, mon éloignement au Canada puis en Normandie ne permettait pas cette relation, d’autres pourraient témoigner de cette paternité, de cette proximité qu’il savait cultiver avec des laïcs. Mais il fut un Maître que j’ai écouté, lu, questionné. Il répondait à mes questions, éclairait ma démarche, me conseillait des pistes de travail. Il m’a encouragé à travailler durant de nombreuses années sur les Pères de l’Eglise et il a approuvé mon travail sur le mystique normand Jean de Bernières (1602-1659) et les mystiques franciscains du XVIIème. Il a accepté, à ma demande, de préfacer en 2016 l’ouvrage de Madame Guyon4 « Discours sur la vie intérieure » publié par mes amis Dominique et Murielle Tronc. Il percevait dans l’œuvre de Madame Guyon l’une des multiples expressions de la Tradition profonde de l’Eglise durant ce XVIIème siècle qu’il aimait tant5. C’est donc
1 Membre de la paroisse orthodoxe St Serge et St Vigor de Colombelles dans le Calvados, a été très actif au sein de la Fraternité orthodoxe de l’Ouest.
2 Sœurs issues d’un monastère de Clarisses du Maroc ayant adopté le rite melkite.
3 Propriété d’Anita et de Gabriel Bornand à Fontaine Daniel en Mayenne. La Fraternité Orthodoxe de l’Ouest se réunissait à Bois Salair et y organisait des camps de jeunes l’été et des sessions. Père Placide fréquentait ce lieu depuis longtemps, y donnait des sessions sur les Pères de l’Eglise. Gabriel Bornand a été prêtre et théologien attaché à l’Institut St-Denys avant de rejoindre la paroisse Notre-Dame-Joie des Affligés-Ste Geneviève à Paris. Anita Bornand lègue dans les années 2000, ce domaine à la congrégation monastique du père Placide. Le domaine abrite aujourd’hui le Monastère Orthodoxe de la Nativité de la Mère de Dieu.
4 Mme Guyon (1648-1717) a été prise à tort dans la querelle dite quiétiste qui commence avec la condamnation de Molinos, à Rome en 1687, se poursuit avec celle de plusieurs mystiques français en 1689 (dont Jean de Bernières) et enfin en 1699, par celle de Fénelon qui tentait de la défendre. Madame Guyon passa de nombreuses années à la Bastille et au château de Vincennes. Elle finit ses jours à Blois, au côté de l’un de ses fils, entourée de quelques fidèles. C’est alors qu’elle publie Les discours sur la vie intérieure. Nouvelle édition en deux volumes, présentation de Murielle et Dominique Tronc, éditions Paroisse et Famille, 2016, collection centre St-Jean-de-la- Croix.
5 Comme moine de la stricte observance cistercienne, père Placide se reconnaissait un ancrage dans le Moyen- Age lié à Saint Bernard, comme fils de l’Abbé de Rancé, il se reconnaissait aussi un ancrage dans le Grand siècle.
1

à travers l’un des aspects particuliers de la pensée de père Placide, son attachement à la mystique occidentale, que sont écrites ses lignes.
Devenu profondément orthodoxe père Placide a assumé pleinement l’héritage de l’Eglise d’Orient. Sa théologie n’avait gardé aucune trace de la pensée scolastique, de l’augustinisme et du thomisme. La liturgie qu’il célébrait était celle de l’Eglise orthodoxe. Mais son entière adhésion à l’Orthodoxie qui est pour lui « l’Eglise de toujours », ne lui a pas fait oublier les visages des saints, des maîtres, des mystiques d’Occident qu’il aimait.
La pensée du père Placide prend, en effet, un sens particulier si l’on relit la phrase d’Elisabeth Behr Sigel qu’il aimait citer : Je me sens pleinement du nombre de ces chrétiens d’Occident qui « en demandant à être reçus dans l’Eglise orthodoxe n’ont cependant pas renié ce qui, en Occident, et plus particulièrement en leur patrie, avant et depuis les séparations et le schisme, porte la marque de l’Esprit de Dieu qui souffle où il veut »6.
Posture complexe qui n’a pas toujours été comprise par les orthodoxes, même en France, mais qui permet à l’occidental entré dans la communion de l’Eglise orthodoxe, de découvrir l’Orthodoxie qui gît au fond du christianisme latin. Posture complexe qui tout en n’acceptant aucun relativisme théologique ou toute tentation d’un œcuménisme facile semble affirmer que des personnes ne vivant pas en communion avec l’Eglise orthodoxe (après 1054) peuvent mystérieusement vivre aussi en Christ et être habitées par l’Esprit-Saint. Perspective dont père Placide n’ignorait pas qu’elle puisse faire débat.
Je vais emprunter dans ces lignes la chronologie de nos rencontres et de nos échanges pour présenter certains aspects de l’évolution de la pensée du père Placide, propos qui viendront en écho à ce qu’il a exposé dans ses derniers ouvrages et surtout dans celui qui vient d’être publié : De l’Orient à L’Occident, orthodoxie et catholicisme7.
AUBAZINE :
C’est à l’invitation de mon ancien compagnon de grand séminaire à Bayeux (1967-68), le futur père Elie (Ragot)8 que je descends la première fois à Aubazine, durant l’été 1971, et y reviens en 1972. Mes séjours de deux semaines sont à chaque fois trop courts. Dans ce séminaire beaucoup d’enseignants ne savaient plus au lendemain du Concile, ce que l’on devait enseigner à de jeunes séminaristes faisant leur premier cycle de formation, avant de partir pour le service militaire. La philosophie et les sciences humaines les plus contemporaines (Foucault, Lacan, Lévi-Strauss…) et l’exégèse empruntée à Bultmann voisinaient avec une vision peureuse de la spiritualité faite de précautions et de mise en garde. Nous n’avions accès à Cassien qu’au second semestre de la première année après le cours dans lequel étaient présentées les raisons de sa condamnation. Deux professeurs nous initiaient à la théologie l’un fortement imprégné de Pierre de Bérulle et un autre, François Brune9, nous initiait aux
6 E. Behr-Sigel, Contacts, n° 45, (1964/1), p. 49, citée notamment dans Placide Deseille, Propos d’un moine orthodoxe, Lethielleux, 2010, p .190.
7 Editions des Syrtes, 2017.
8 Fondateur du monastère de la Transfiguration à Martel transféré à Terrasson-Lavilledieu
9 Le père Brune s’est opposé dans toute son œuvre à l’augustinisme et à la pensée thomiste et a montré la capacité de la théologie orthodoxe à rendre compte de l’expérience spirituelle et mystique. Il fut un maître pour beaucoup. Père Elie et moi lui reconnaissons l’immense mérite de nous avoir montré la voie de la Lumière (voir
2

Pères grecs et à la mystique occidentale. Il rédigeait à cette époque son livre Pour que l’homme devienne Dieu que Nikita Struve sur les conseils de Père Placide, édita à la fin des années 1970, aux éditions YMCA press.
Devenu franciscain, je découvre lors du premier séjour en 1971, le monastère situé un peu à la sortie de la petite ville d’Aubazine. Un bâtiment central pour la cuisine, la salle à manger et la bibliothèque, et comme bâtiments monastiques, dans les bois, une série de « cabanes au Canada », de cellules, espacées les unes des autres. Chacune comprend deux piécettes et une galerie avec un auvent. Au milieu des cellules, une chapelle byzantine. Tout sent le sapin frais, l’encens et le xylophène. Les moines rentrent de leur première visite au Mont Athos, mais ils chantent depuis la fondation du monastère, les offices et la liturgie sur des mélodies grecques.
Cet ensemble a par sa simplicité quelque chose de franciscain. Mais je découvre rapidement que c’est davantage l’empreinte du désert qui marque ces lieux fondés en 1966 par père Placide et ses premiers compagnons10.
Le rythme de vie est monastique, mais teinté d’érémitisme. Offices du matin, liturgie, petit déjeuner, travaux collectifs et repas. Après le repas, temps de détente et d’échanges et ensuite, chacun vaque à ses occupations dans sa cellule ou dehors. Je travaillais avec le père Elie ou le futur père Séraphim. Pas de repas du soir en commun11.
Cet endroit retiré du monde avait quelque chose d’étonnant. De nombreux visiteurs y passaient. Comme les monastères du Moyen-Age, le monastère de père Placide était un havre de paix accueillant les personnalités de l’époque, celles ouvertes à l’Orient chrétien. Je me rappelle du chanoine Rose et du père Marie-Joseph Le Guillou O.P. avec lequel père Placide prendra ses distances plus tard12. J’y ai croisé aussi Jean Besse et le peintre d’icône Michel Epstein.
Le père Placide m’invite à plusieurs entretiens qui se déroulent en marchant sous les bois dans les sentiers du monastère. Je lui fais part de mes lectures des Pères de l’Eglise (Grégoire de Nysse notamment), d’autres très orthodoxes (Les récits du pèlerin russe, Vladimir Lossky, Paul Evdokimov…). Il écoute mes propos attentivement, et me conseille de lire l’Evangile au désert13 dans lequel il avait présenté la vie monastique primitive d’Orient et d’Occident. Il me conseille de réciter plusieurs fois par jour, les prières initiales de la liturgie byzantine qu’il me transcrit sur un petit carton. Il me conseille de ne pas trop lire, mais de bien lire. Je lis aussi à la bibliothèque du monastère d’autres documents qu’il avait écrits sur la théologie monastique.
A cette époque père Placide a déjà réalisé son « œuvre latine » : la codirection avec les responsables de la collection Sources Chrétiennes de la série sur le monachisme occidental et sa traduction de Guerric d’Igny, les premiers travaux sur Adam de Perseigne. Il a travaillé sur les sources de la règle de St Benoît, rédigé de nombreux articles de théologie monastique pour des revues et pour le Dictionnaire
Archimandrite Elie, L’orthodoxie, qu’est-ce que c’est ? Monastère de la Transfiguration, 2014, p. 12). Le père Syméon (Cossec) reconnaît aussi ce qu’il doit au père Brune.
10 Je retrouverai à Montréal l’un d’eux, le père Grégoire Papazian, qui fut membre de l’Arche de Lanza del Vasto avant de passer à Aubazine. Il est entré rapidement dans la communion de l’Eglise orthodoxe après son passage son départ pour le Canada. Il est aujourd’hui moine en Colombie-Britannique.
11 Sauf lorsqu’il y avait des invités.
12 Comme il prendra, distance aussi avec Jean Daniélou. Daniélou et Le Guillou connaissaient bien les Pères grecs, mais selon père Placide, refusaient la théologie des énergies divines et restaient sur une théologie trop scolastique.
13 Père Placide Deseille, Cerf, 1965
3

de Spiritualité. Il a déjà entamé son « œuvre orientale » : la publication Des saints moines d’Orient, IVe siècle14, L’Evangile au désert, la création de la collection Spiritualité orientale et vie monastique éditée par l’Abbaye de Bellefontaine15. Père Placide avait déjà séjourné en Egypte et fait connaissance de Matta-el-Meskine dont on sait l’ouverture œcuménique. Il avait visité de nombreux monastères en Roumanie et en Grèce.
Dès cette époque le dialogue Occident-Orient l’anime. Il est profondément latin et cherche les fondements de la vie monastique en Orient dans le but de retrouver le sens profond de la vie monastique. Il fréquente l’Institut St Serge et connaît de nombreuses personnalités de l’Institut Saint- Denys avec lesquels il gardera des liens profonds jusqu’à la fin de sa vie.
Lors de mon second séjour à Aubazine j’avais quitté l’ordre de St François et fais mes premiers pas vers l’Orthodoxie, à Rennes. Je deviens ensuite étudiant à Paris et m’intègre à la paroisse Notre-Dame Joie- des Affligées et Ste Geneviève à Paris. Je retrouve père Placide et père Elie chez des amis parisiens. A cette époque père Placide défend le bien-fondé de son option. Il souhaite rester fidèle à l’Eglise catholique, mais veut puiser les fondamentaux de la Tradition chrétienne dans l’immense ressource qu’est l’Orient chrétien.
Père Placide publie L’échelle de Jacob et la vision de Dieu, version définitive d’un travail de théologie monastique destiné aux moines occidentaux. La liste des citations est révélatrice du travail de ces années : St Benoît, St Bernard, Alfred de Riévaulx, Guillaume de St Thierry et combien d’autres auteurs occidentaux voisinent avec Saint Grégoire Palamas, St Isaac le Syrien, Dorothée de Gaza et bien d’autres Pères. Ce livre prend aujourd’hui une saveur particulière tant il est d’une lecture facile et en même temps si caractéristique de la pensée originale de Père Placide.
DEVENU MOINE DE SIMONOS PETRA
Nous rentrons avec mon épouse dans l’Orthodoxie en 1975 et partons au Canada pour plusieurs années. Père Placide et ses compagnons d’Aubazine rentrent alors dans l’Orthodoxie et deviennent moines au Mont Athos, à Simonos Petra, en 1976-1977.
Durant cette période père Placide publie aux éditions de l’Abbaye de Bellefontaine successivement sa traduction de l’Echelle de St Jean Climaque (1978) et Les Homélies de Saint Macaire (1983). La traduction de l’Echelle n’est pas accompagnée de nombreuses notes de bas de page comme il le faisait précédemment. L’introduction est sobre. Une citation de Thomas Merton emprunté à un article de Contats et une citation de Chritos Yannaras. Il n’est fait nullement mention de la place de ce texte dans la vie de Rancé, réformateur de la Trappe au XVIIème siècle, ni de l’influence de ce texte dans le premier jansénisme. La présentation de la traduction des Homélies de Macaire suit la même ligne que celle de St Jean Climaque. Père Placide démontre la parfaite orthodoxie des homélies influencées par le messalianisme, mais ne donne que peu de notes de bas de page et aucune comparaison avec la mystique occidentale. Dans un autre ouvrage publié durant cette période par son monastère, le guide spirituel La fournaise de Babylone, père Placide présente un grand nombre de citations classées par thèmes. Le seul auteur latin cité est Cassien.
Au retour du Canada j’entends beaucoup de critiques sur le passage à l’Orthodoxie du père Placide et de ses compagnons. Je retrouve le père Placide à Montgeron lors de l’une de ses conférences faites à
14 coll. « Les écrits des saints »), éd. Soleil levant, Namur 1959.
15 Cette édition publiera en fascicules, à partir de 1989, la traduction française de la Philocalie, mais père Placide étant devenu orthodoxe, n’est pas associé à cette édition.
4

la demande de Nikita Struve. Ayant dû quitter Aubazine il a fondé dans la Drôme le monastère St- Antoine.
A cette époque je fréquente davantage le monastère de la Transfiguration et l’on y ressentait le besoin de se distancier du catholicisme et de montrer une appartenance sans faille à l’Orthodoxie16. Il n’est pas besoin ici d’essayer d’expliquer cette attitude. Chacun comprend que se convertir nécessite aussi de rompre avec son ancienne appartenance et de vivre pleinement, sincèrement son adhésion à la « nouvelle » Eglise. L’auteur de ces lignes a tenu aussi, un temps, la même posture.
En 1990 père Placide publie Nous avons vu la vraie lumière17, immense synthèse de théologie monastique dans laquelle il rassemble l’héritage oriental et occidental. La synthèse est très explicitement orthodoxe, mais père Placide intègre dans son ouvrage la tradition monastique latine en revenant aux fondamentaux communs partagés par l’Orient et l’Occident monastique. Il écrit une réserve qui illustre le fond de sa pensée.
« Le monachisme occidental est resté jusqu’à nos jours profondément marqué par la physionomie qu’il a prise entre le IXe et le XIIe siècle. La plupart des réformes et des fondations réalisées durant l’époque moderne, même en pays de mission, en ont conservé les principaux traits. Ces réformes ont été cependant influencées, en plus d’un cas, par la législation, les observances et la spiritualité des Instituts modernes, d’une façon parfois assez maladroite. L’adoption de la méthode scolastique en théologie, à partir du XIIIe siècle, se fit malheureusement au préjudice de l’ancienne conception de la lectio divina et de cette forme d’intellectualité proprement monastique, d’inspiration essentiellement biblique et patristique, qui avait connu son apogée au XIIe siècle. Néanmoins, jusqu’à notre époque, le monachisme est resté dans l’Eglise catholique d’Occident le lieu où l’enracinement originel de cette Eglise dans les traditions communes de l’âge patristique est resté le plus perceptible.18 »
BOIS SALAIR A FONTAINE DANIEL,
Plusieurs années après je retrouve père Placide, chez Anita et Gabriel Bornand, à Bois Salair. Il revient y donner des sessions sur les Pères de l’Eglise, notamment sur St Isaac le Syrien dont il travaille à la traduction. Il participe à quelques assemblées de la Fraternité orthodoxe de l’Ouest. Cette rencontre est chaleureuse. Il comprend que durant plusieurs années j’ai fréquenté avec mes enfants le monastère de la Transfiguration, « père Elie et vous, êtes de la même génération ! ». Et il évoque devant les membres de la Fraternité les temps passés à Aubazine et notre passage à l’Orthodoxie dans les années 1970.
Nous reprenons nos échanges en marchant cette fois-ci sous les arbres de Bois Salair.
Deux sujets occupent nos propos. Un premier, la difficulté aujourd’hui de faire comprendre aux orthodoxes la richesse et l’intérêt de lire les Pères. Une résistance demeurait au sein de la Fraternité orthodoxe de l’Ouest. L’héritage patristique, philocalique heurtait de nombreux orthodoxes. La condition de laïc semblait relever d’une autre spiritualité que celle des moines. Pour père Placide Il n’y a jamais eu dans l’Orthodoxie de spiritualité spécifique aux laïcs, mais une libre adaptation de la
16 Le livre du père Elie, Qu’est-ce que l’orthodoxie, op. cit., témoigne encore de cette attitude.
17 Editions L’Age d’Homme.
18 Père Placide Deseille, Nous avons vu la vraie lumière, La vie monastique, son esprit et ses textes fondamentaux, L’Age d’homme, 1990, 335 p.
5

spiritualité unique à la condition de ceux qui vivent et assument des responsabilités dans le monde. Il faut selon lui, intégrer cette ascèse chrétienne dans une vision personnaliste de l’homme en société. Il faisait souvent allusion à Berdiaev et à son influence sur la naissance du personnalisme19. Il a repris clairement ce point de vue dans Propos d’un moine orthodoxe20.
Il m’a aussi plusieurs fois indiqué qu’il n’était pas nécessaire de donner des conférences sur les Pères, mais qu’il fallait faire lire les Pères. Le contact avec les textes est indispensable. Les conférences ne doivent être que des introductions à ce contact, comme on ne parle des Ecritures que pour permettre une lectio divina qui interpelle chacun au fond de lui-même.
Le second sujet est notre intérêt commun pour les mystiques occidentaux tant ceux du Moyen-Age que ceux de la période moderne, du XVIIème notamment. Père Placide connaissait bien les grandes figures de l’invasion mystique21 du début du XVIIème siècle et les querelles autours des spirituels de la fin du XVIIème, le Crépuscule des mystiques22. Lorsque l’on abordait ce sujet, son visage s’éclairait, il semblait être heureux de pouvoir en parler, comme s’il n’avait pas souvent l’occasion d’évoquer cette part importante de sa vie. Il m’indique des auteurs qu’il apprécie : St François de Sales, Bérulle, Rancé qui fonda la Trappe au XVIIème en réformant des cisterciens et de nombreux autres. Je lui parlais de Jean de Bernières et m’encourageait à travailler cet auteur et à lui faire parvenir les textes que je pourrais écrire23. Il avait lu une édition ancienne du Chrétien intérieur24 de Jean de Bernières et l’avait toujours apprécié. Il connaissait bien son influence sur Marie de l’Incarnation, Ursuline de Tours partie au Québec et son influence aussi sur Mectilde de Bar, réformatrice des bénédictines au XVIIème siècle. Dans la querelle qui opposa Fénelon et Bossuet il prenait parti pour Fénelon25 même s’il n’appréciait pas sa philosophie politique. Il préférait Mme Guyon à Fénelon en avouant qu’il ne l’avait pas vraiment lue et qu’il s’y mettrait.
Il voyait à travers les querelles de la fin du XVIIème siècle le début de la rupture profonde où va se consommer la séparation définitive entre la Tradition issue de l’âge patristique et le catholicisme moderne, même si à chaque époque surgissent, à nouveau, des personnalités qui étonnamment, expriment les éléments fondamentaux de la Tradition refoulée.
19
20 Propos d’un moine orthodoxe, entretiens avec Jean-Claude Noyé, Lethielleux, 2010, p.90.
21 Expression de Henri Bremond qui désigne la première période mystique du Grand siècle.
22 Cette expression désigne la seconde période de décadence du XVIIème siècle. Elle reprend le titre du livre de Louis Cognet Le crépuscule des mystiques, Desclées, 1959. Henri Bremond décrivait lui cette seconde période comme : « la fin de la faim de Dieu ».
23 Madame Guyon a été une disciple indirecte de Jean de Bernières. L’un de ses confesseurs Jacques Bertot était l’ami intime de Bernières, son confident spirituel.
24 Livre rédigé à la demande de sa sœur à la mort de Bernières. Imprimé à 30 000 exemplaires ce fut le livre de spiritualité le plus lu au XVIIème. Il fut placé à l’Index en 1689, pour tendances quiétistes. La version intégrale publiée par Dominique Tronc date de 2011, Jean de Bernières Œuvres mystiques I, éditions du Carmel, Toulouse. 25 Père Placide termine son livre La spiritualité orthodoxe et la Philocalie, Bayard, 1997, par une citation de Fénelon (p. 268) en indiquant que si Fénelon avait été mieux écouté l’union entre les Eglises en aurait été facilité.
Nicolas Berdiaev a bien analysé la tension vive qui existe entre l’usage souvent conservateur, de l’héritage
ascétique des Pères et la condition de l’homme devant assumer sa part de créativité dans le monde. Il
a esquissé une mystique créatrice, personnaliste dans laquelle il réintègre le nécessaire travail sur soi de
l’homme intérieur comme élément préalable à l’acte créateur. Voir Jean-Marie Gourvil, Création et
eschatologie, le sens de l’action chez Nicolas Berdiaev, Actes du colloque Berdiaev :
https://centresaintecroix.net/colloque-berdiaev/
6

En 2008 nous participons à un colloque organisé à Montpellier par La Société des Amis de Port-Royal, sur le thème « Port-Royal et la tradition chrétienne d’Orient 26 ». Michel Stavrou, professeur à l’institut St Serge avait imaginé la présence de notre trio dans ce colloque de dix-septiémistes. Michel Stavrou a prononcé une conférence sur les traductions des textes patristiques sur le péché originel faites par Port-Royal. J’ai pris la parole sur la querelle entre Pierre Nicole et Jean de Bernières à la lumière de l’Orient, et père Placide a prononcé une conférence intitulée : Dieu « sensible au cœur » chez Pascal et les Pères orientaux. Le père Placide quittait ici le Moyen-Age monastique dont on le savait familier pour aborder l’époque moderne et ses crises. La comparaison de la pensée de Pascal avec celle de St Isaac le Syrien et d’autres Pères d’Orient fut un chef-d’œuvre de culture et de finesse spirituelle. Nous sentions dans ses propos sa volonté de dépasser les espaces étriqués de certaines visions ecclésiales. Pascal, St Isaac et d’autres Pères semblaient être inspirés par le même souffle de l’Esprit, faire la même expérience apophatique de Dieu.
Père Placide durant cette période continue de diffuser dans les deux librairies des monastères St Antoine et de Solan une série d’ouvrages à destination du grand public, sur les pères spirituels orthodoxes contemporains, grecs surtout.
Nous nous retrouvons à nouveau à l’inhumation du père Gabriel Bornand à Bois Salair le 31 octobre 2014. Moment d’émotion pour la Fraternité de l’Ouest qui utilisait ce lieu depuis si longtemps, moment d’émotion pour père Placide qui accompagnait son vieil ami dans sa montée au Ciel et son épouse Anita dans sa douleur. Leur amitié fut si longue et si forte. Homélie magnifique devant le tombeau, nous incitant à revenir prier ici avec celui qui est toujours avec nous même s’il est déjà dans la Lumière de Dieu. La dévotion à apporter au corps des défunts est pour père Placide un trait important de notre foi.
« Oui, le corps d’un chrétien « qui s’est endormi » est infiniment vénérable. II est véritablement, aux yeux de la foi chrétienne, un charbon ardent pénétré du Feu de la Divinité. […] De même que le corps du Christ, au tombeau, n’était pas séparé de sa nature divine, de même, – toutes proportions gardées, -le corps d’un vrai chrétien n’est pas séparé, dans la tombe, du Saint-Esprit, dont il est le temple […] Un lieu de sépulture chrétien n’est pas un « centre funéraire », mais un « cimetière », c’est-à-dire un dortoir, où, tandis que les âmes sont immergées dans la lumière de l’Amour que Dieu est, les « corps saints », comme on disait autrefois, attendent dans la paix, le glorieux réveil de la résurrection »27.
SAINT ANTOINE ET LES DERNIERS ENTRETIENS AVEC PERE PLACIDE.
• « Dieu est en nous et nous fait participer à sa divinité »
En 2014 et 2015 je passe chaque année une semaine au monastère St Antoine. Père Placide me reçoit
dans son bureau, le matin et l’après-midi durant de longs moments. Je lui remets deux ouvrages sur
26 Chroniques de Port Royales, 2008, 410 p. 27 Extrait d’une note de père Placide
7

lesquels j’ai travaillé, les actes d’un colloque sur Jean de Bernières28 et un volume sur la vie mystique chez les franciscains du XVIIème29.
Avec son accord, j’enregistre certains entretiens et prend des notes. Il écoute mes questions et me répond longuement en reprenant les jours suivants une question évoquée lors d’un précédent entretien. Il me donne des textes publiés ou non publiés, des photocopies de pages d’ouvrages qu’il souhaite que je lise. Ses conseils sont assez fermes comme un professeur indique à son étudiant tel livre indispensable, ou l’orientation que doit prendre son travail.
Nous reprenons notamment nos échanges sur le XVIIème siècle, véritable charnière dans l’histoire de la spiritualité chrétienne occidentale.
Depuis nos rencontres à Bois Salair, il a lu des textes de Mme Guyon et affirme que l’on a raison de réhabiliter l’œuvre de cette femme exceptionnelle. Il accepte de préfacer l’édition des « Discours sur la vie intérieure ». Le responsable de cette maison d’édition est le père Max Huot de Longchamp dont il connaît et apprécie les ouvrages sur St Jean de la Croix.
Père Placide évoque pour comprendre l’histoire de la spiritualité occidentale, la place donnée à chaque époque, à Denys l’Aréopagite. C’est à travers l’acceptation ou le refus de la théologie mystique de Denys que se font les clivages. Tant que l’Occident suit la théologie apophatique du « Grand Denys » sa spiritualité est encore patristique. Lorsque la référence à sa théologie disparaît, les traits les plus caricaturaux de la scolastique refont surface et la théologie ne saisit plus l’expérience mystique et s’y oppose. En partant de St Bernard30 et la mystique courtoise, en passant à travers la mystique du Moyen-Age et la mystique rhénane pour arriver au XVIIème siècle, l’influence de Denys reste le marqueur « orthodoxe » de la mystique occidentale. L’influence de Denys est particulièrement visible chez les Rhénans. Père Placide cite souvent St Jean de la Croix qu’il perçoit comme profondément dyonisien. Il me fait découvrir qu’au XIXème siècle certains cercles lisaient encore Denys avec une interprétation proche de celle de l’Orthodoxie, la mystique trouve encore des lieux pour s’exprimer. Ce n’est que vers les années 1890 que Le thomisme ne devient la doctrine incontournable de l’Eglise catholique.
Il me donne un texte d’Hadewijch d’Anvers (béguine du XIVème) : « Lorsque le Christ et l’âme bienheureuse sont unis, c’est alors que l’une et l’autre sont exaltés en toute perfection et beauté. Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec la volonté même de Celui-ci, quand elle est engloutie et réduite à rien, alors le Christ est élevé de terre et attire tout à lui ; l’âme devient totalement cela même qu’il est.31 »
Père Placide aborde aussi l’analyse traditionnelle de la vie spirituelle en étapes. Il peut y avoir débat sur le nombre d’étapes, deux, trois, ou plus, mais l’essentiel est la rupture qui s’établit entre le temps de notre vie où l’on est certes habité depuis le baptême, par l’Esprit Saint et les énergies divines incréées, mais durant lequel notre conscience est encore imparfaite et notre cœur n’est pas encore pur, nous sommes alors condamnés ‘’à ramer pour faire avancer le bateau’’ (expression de père
28 Jean-Marie Gourvil et Dominique Tronc, Rencontres autour de Jean de Bernières (1602-1659), Parole et Silence, 2013, 593 p.
29 Jean-Marie Gourvil, La fidélité des franciscains au mysticisme médiéval, in La Vie mystique chez les franciscains du XVIIème siècle, T. II, Sources mystiques, Centre St-Jean-de-la-Croix, Paroisse et Famille, 2014, p. 187- 235.
30 St Bernard connaît Origène, Grégoire de Nysse et Maxime-le-confesseur si influencé par Denys, mais peu Denys lui-même
31 Hadewijch d’Anvers, béguine flamande, Lettres 19.
8

Placide). Temps de l’ascèse, de l’amour de Dieu dans l’effort et le respect d’une règle de vie. Puis vient le moment où la présence de Dieu au fond du cœur est plus simple, plus consciente, plus sensible. Il faut alors moins ramer et ‘’tendre la voile’’ (autre expression patristique reprise par père Placide). Nous travaillons encore, nous cherchons à faire sa volonté, mais en toute tranquillité et dans l’abandon. Dieu s’écoule en nous et nous devenons libres devant lui, avec lui. La puissance de Dieu s’infuse en nous. Père Placide cite St Bernard : « Dieu est en nous de telle sorte qu’il modifie notre âme, qu’il y fait couler ses biens, ou plutôt qu’il s’y écoule lui-même et la fait participer à sa divinité : si bien qu’on n’a pas craint de dire qu’il ne faisait dès lors qu’un même esprit avec nous, encore qu’il en fît ni une même personne, ni une même substance […]. L’ange habite notre âme comme un hôte, Dieu y réside comme sa vie »32. Cette étape n’est pas réservée aux plus grands saints par exception. Elle est offerte à tous et nous pouvons en faire l’expérience même ponctuellement, partiellement. C’est cela notre chemin, le refuser est regrettable, mais il nécessite un long effort, une longue route. Il y a le temps de la prière de Jésus où l’on répète inlassablement une prière courte et le temps de la prière du cœur où Dieu prie en nous. Il ne s’agit pas alors, d’un simple réflexe de la mémoire, mais de l’émergence dans le cœur, dans la conscience, de l’effusion des énergies divines en nous.
Il me donne à lire un long texte de Charles de Foucauld. « Jésus est sans cesse à notre porte, et il frappe, nous offrant sa grâce à chacun de nos moments, s’offrant à faire en nous par elle tous nos actes, à penser en nous en dirigeant nos pensées, à parler en nous en dictant nos paroles, à agir en nous en conduisant nos actions. A toutes les minutes de notre vie, Notre Seigneur nous demande de le laisser vivre en nous la vie qu’il a commencée sur la terre dans le sein de la Sainte Vierge, de le laisser continuer en nous la pratique de ses vertus, de le laisser, par notre fidélité à suivre les impulsions de sa grâce, remplir tous les instants de notre vie d’actes non purement humains, mais divins par la part qu’il y prend, et, à cause de cela, glorifiant admirablement Dieu ».33
Il me donne également un autre texte du début du XXème siècle qui garde la trace de la théologie orthodoxe :
« La grâce est la vie même de Dieu, communiquée à une âme, non pas en image, si ressemblante que cette image puisse être, mais réellement et en vérité. Par la grâce, nous somme pénétrés de Dieu, imprègnés de Dieu, nous vivons en Lui et de Lui, nous participons à sa nature, comme le fer rouge participe à la nature du feu, et, tout en restant fer, devient feu, brillant et brûlant comme le feu. De la ces expressions connues et si peu comprises, que, par la grâce, nous sommes fils de Dieu (Jn, 3, 1), membres de Jésus-Christ ( 1 Cor., 6, 15 ) et dieux nous-mêmes (Ps., 81, 6) , expressions qui ne sont pas de simples figures, mais qui renferment, dans leurs insondables profondeurs, des réalités aussi merveilleuses que certaines. Tel est le mystère de la sanctification : par la grâce nous sommes déifiés. C’est la plus grande œuvre de Dieu. L’acte créateur est certainement moins magnifique […] cet acte n’aboutissant jamais qu’à faire une créature, celui-ci fait de cette créature un Dieu 34 »
Père Placide insiste sur l’importance des énergies incréées que l’on ne comprend pas bien en Occident, en raison de l’influence profonde du thomisme sur les mentalités. Cette effusion divine n’est pas réservée aux moments exceptionnels que sont la Transfiguration du Christ ou l’apparition de la
32 St Bernard, La considération, 5,5,12.
33 Père Charles de Foucauld, Règlement des Petits Frères, 39, dans (Œuvres spirituelles, Editions du Seuil, Paris 1958, p. .403-404).
34 Père J. Chevalier, cité dans Écrin spirituel, ou Doctrine des maîtres de la vie intérieure, La Chapelle-Montligeon, 1924, p. 87-88.
9

Lumière lors de l’entretien de St Séraphim de Sarov avec Motovilov. La présence de Dieu en nous depuis le baptême, est plus réelle, moins exceptionnelle, plus courante. Nous n’en avons pas conscience, mais si nous faisons la volonté de Dieu, son énergie s’écoule en nous, au fond de l’être, au fond du cœur. Nous devons donc chercher à faire la volonté de Dieu non en raison seulement d’un principe moral, mais en raison de la vie qu’il nous donne. Il est la Vie et nous pouvons la recevoir. En pensant que l’effusion des énergies ne se produit que dans les phénomènes exceptionnels, nous perdons cette conception majeure : Dieu est source de vie, et la prière, conscience de la présence de Dieu, est la voie vers cette Vie.
• « J’aime, les saints d’Occident et les vénère tous de toute mon âme »
Lors de mon dernier séjour au monastère St Antoine père Placide développe sa position sur la considération que les orthodoxes peuvent avoir envers les saints d’Occident. Question dont il ne cache pas la difficulté. Il insiste avec force : comment faire comprendre aux orthodoxes vivant en Occident la grandeur des saints d’Occident ? Il lève alors sa tête penchée, me regarde et frappe du poing le coin de son bureau afin que je saisisse l’importance de son propos.
Il m’énumère la foule des grandes figures et des Saints d’Occident postérieurs à 1054 qu’il aime : Bernard de Clervaux, François d’Assise, le roi Louis, Jeanne d’Arc, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Hadewijch et Ruysbroeck, François de Sales, Madame Acarie, Bérulle, le Père Lallemant et les grands jésuites du XVIIème, Benoît Labre, le curé d’Ars, Thérèse de Lisieux. Il ajoute à cette liste les martyrs de la révolution française (notamment ceux de la prison des Carmes…), les martyrs de la Vendée. Mais il ajoute à cette liste la foule non moins innombrable des saints des Eglises dites « monophysites » ou « nestoriennes » et de l’Eglise copte : Philoxène de Mabboug, Isaac le Syrien, Jean de Dalyatha, Joseph Hazzaya, Rabban Youssef, jusqu’aux récents patriarches coptes Cyrille VI, Schénouda, Matta el Meskine. « Je les aime, je les vénère tous de toute mon âme. Je sais ce que certains de leurs écrits peuvent avoir gardé des traces des gauchissements de la théologie scolastique. Mais comme St Paul « je retiens ce qui est bon » (1 Th, 5,22).
« Je ne suis pas en effet-dit père Placide- de ceux qui pensent que l’Église du Christ est partagée en plusieurs branches – Église orthodoxe, Église catholique romaine, Églises protestantes – qui seraient toutes, à titre égal, des « parties » de l’unique Église du Christ. Pour moi, au terme de plus d’un demi- siècle de prière, d’expérience et de réflexion, l’Église une, sainte, catholique et apostolique, en sa visibilité et en sa plénitude, c’est en toute certitude l’Église orthodoxe. Malgré sa fragilité et sa faiblesse apparentes, dues aux tragédies de l’histoire, elle est demeurée, seule, inébranlablement fidèle à la tradition des Apôtres et des saints Pères, à ce que fut l’Église une, sainte, catholique et apostolique indivise des premiers siècles. Elle est le roc, elle est le tronc, elle est la norme. »
Mais Père Placide ne pense pas que l’action du St Esprit soit arrêtée par les frontières entre les Eglises. Malgré les déviances et les erreurs profondes du catholicisme romain, l’Esprit souffle où il veut. « Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout (1 Jn, 3,20) ». De même que l’Eglise orthodoxe apprécie les écrits de saints comme St Isaac, nestorien, père Placide aimerait que les orthodoxes vivant en France reconnaissent la grandeur des saints d’Occident ayant vécu après le schisme. Il ne souhaite pas qu’ils soient inscrits au calendrier des Saints de l’Eglise orthodoxe, ou que l’on écrive des icônes les représentant, mais qu’ils soient l’objet d’une réelle estime, d’une profonde amitié et qu’on puisse lire
10

leurs écrits avec un regard critique certes, mais avec une attitude fraternelle en reconnaissant ceux qui témoignent d’une théologie encore empreinte de la marque des origines35.
« J’ai la certitude intime qu’il peut exister, hors des limites visibles de I’Église, une appartenance secrète, « mystique », à l’unique Corps du Christ, qui est I’Église, Corps du Christ, hors de laquelle il ne peut y avoir de salut. Celle-ci, en sa visibilité et dans sa plénitude, est l’Église orthodoxe, identique à l’Église une du premier millénaire, qui est I’Église de toujours. C’est seulement en y adhérant qu’un homme qui la découvre entre pleinement dans le dessein de Dieu et bénéficie de la plénitude des moyens de Salut établis par le Christ. Avec saint Justin, saint Grégoire le Théologien et d’autres Pères, j’espère cependant fermement que des multitudes d’hommes de tout temps et en tout pays, qui, sous la conduite de l’Esprit- Saint, ont obéi à la lumière intérieure du Logos divin qui illumine de la façon qu’il juge appropriée tout homme en ce monde, […] ont bénéficié de cette appartenance invisible à l’unique Église et ont été sauvés ainsi, et que beaucoup le sont encore aujourd’hui. C’est là, dans la foi, mon « oecuménisme », exempt de tout relativisme, mais ouvert à la joie d’une immense espérance. Gloire à Dieu pour tout ! ».
LES DERNIERS ECRITS
Les derniers écrits de père Placide révèlent son encrage profondément orthodoxe et son désir de redonner une visibilité aux grands spirituels d’Occident. Le dernier ouvrage : De l’Orient à L’Occident, orthodoxie et catholicisme est assez explicite. Les deux ouvrages publiés en 2012, par les deux monastères St Antoine et de Solan : Les chemins du cœur et Certitude de l’invisible propose la reprise de nombreux articles sur ce sujet. Lors de nos derniers entretiens Père Placide me donne la photocopie d’extraits des tomes II et III des Lettres d’Adam de Perseigne (XII-XIIIème siècle) qui seront publiées aux Sources chrétiennes quelques mois après. Il avait participé là la publication du premier volume en 1960.
Avant de quitter le monastère il me donne un exemplaire de son livre : Le monachisme orthodoxe, les principes et la pratique36 en me présentant ce livre comme son testament spirituel. Il y développe encore et encore la théologie monastique qui fut l’oeuvre de sa vie, mais ce volume comprend surtout le document officiel du monastère, son Typicon, la règle du monastère. Comme dans tous ses premiers ouvrages ceux d’avant son entrée dans la communion de l’Eglise orthodoxe et comme ceux qu’il publie depuis 1990 les notes de bas de page sont abondantes, elles traversent les siècles et les espaces géographiques du christianisme. Ce texte m’a-t-il dit, a été l’objet d’échanges au Mont Athos et c’est avec l’aval des autorités de la Sainte Montagne qu’il est publié.
***
Père Placide nous vous remercions pour votre paternité, pour nous avoir aidés à accéder à l’Orthodoxie, à la connaissance de l’expérience primordiale des Pères. En revenant comme vous l’avez fait aux origines du christianisme intérieur et à la spiritualité hésychaste nous avons découvert la profondeur de la Tradition chrétienne qui illumine l’Orient chrétien. Notre inscription dans la Tradition nous permet de reprendre vie, elle nous permet aussi de percevoir de façon étonnante ce que les
35 Père Placide gardait un grand sens critique, il était radicalement opposé à la théologie scolastique et au développements théologiques contemporains ne s’enracinant pas dans l’héritage des Pères, mais il savait reconnaître sous un texte d’écriture très latine l’existence d’une profondeur « orthodoxe ». Cette position critique n’aboutit pas à l’acceptation en masse de toutes les formes de sainteté occidentale, mais à une fraternelle ouverture du cœur.
36 Cerf, 2013
11

grandes figures du christianisme latin ont espéré et vécu malgré souvent une théologie défaillante. Puissions-nous aimer les grands spirituels d’Occident qui, eux aussi ont vu Dieu37 ceux dont l’Occident a reconnu la sainteté comme ceux qui sont restées dans l’ombre et le soupçon38.
37 St Irénée, Contre les hérésie, IV,20,7.
38 Pensons à Cassien, Marguerite Porete, Maître Eckhart, Tauler, les béguines, Benoît de Canfeld, Jean de Bernières, Jean-Joseph Surin, Frère Laurent de la Résurrection, Mme Guyon et tant d’autres
12